Projet Epsilon

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Nuit entre le 1er et le 2 Juin 2221

Avec le paysage transformé par la catastrophe, la nuit seulement éclairée d’une lune timide, j’ai perdu mes repères depuis longtemps. J’ignore si nous sommes encore loin du village Wild, bien qu’il me semble que ça fait une éternité que nous marchons. Pas très rapidement il faut l’avouer, à cause de ma cheville et des obstacles qui ne cessent de nous barrer la route.

Je me fie désormais plus à mon ouïe qu’à ma vue, face à ce cauchemar, et les sons sont étouffés, mouillés, clapotis, boue qui aspire les sons, nos pas dans ce silence qui  n’est plus brisé par le son des animaux. C’est étouffant, glaçant, j’ai froid…..

Quand je m’enfonce cette fois un peu trop dans l’eau, Manuq déclare qu’il va nous falloir construire un radeau. J’écarquille les yeux, sans comprendre, avant de finalement apercevoir le reflet brillant d’une vaste étendue d’eau, entrecoupée de silhouettes noires d’arbres renversés, ou brisés. Paysage lugubre et je n’ose pensé à ce que le jour nous révélera.

L’eau est partout, et j’essaie au mieux d’aider à la construction du radeau, un bras handicapé par ma blessure, l’écharpe l’entourant désormais trempée.

On se met finalement en route, installés précairement sur cette embarcation improvisée. Manuq et Lingi ont trouvé des branches pour nous faire avancer, à la façon des gondoliers d’autrefois. Je me fais le plus immobile possible à l’affut.
Jusqu’à voir les premières lumières, là-bas à travers les arbres qui ont tenu le choc, puis une clairière et je devine le village Wild dans les masses aux formes droites et aux étages illuminés, les bâtiments qui nous servent d’abris. J’entends des cris, des pleurs et j’appelle l’angoisse dans la voix.

- Hey ??? C’est moi Syragane !!!

J’aborde le premier Wild que nous voyons, il a grimpé sur un des arbres en bordure de la place, pour rester hors de l’eau et éclaire les environs de sa torche, à la recherche de quelque chose. Son corps est luisant d’eau, je reconnais un des chasseurs.

- Toza !  Où sont les autres, ma famille ??
- Sœur ! tu es revenue !

Sa torche se lève pour éclairer les visages de Manuq et de Lingi. Il parait soulagé.

- Ils se sont tous réfugiés là-bas, pour ceux qui n’ont pas été emporté dans le gouffre.

Là-bas, c’est les trois immeubles où se répartissent les groupes, les familles, parfois suivant les liens du sang, parfois suivant leurs fonctions. Je comprends très vite en les observant qu’un d’eux, le dernier vers le nord s’est en partie effondré et que tout ce qui était à plein pied a disparu sous les eaux. La reine ! Elle avait ses appartements dans le premier bâtiment, celui qui actuellement se trouve sous l'eau.

- Où est la reine ? Ma voix laisse l’angoisse paraître.

Toza secoue la tête d’impuissance, puis après quelques secondes.

- Rork a envoyé ses meilleurs explorateurs….. mais elle a disparu, elle aussi.

Le gouffre, l’éboulement, ….. il me reste malgré tout, encore de l’espoir pour les miens, Ziva, Elena, Mike et Leila, et puis Rool.
Un instant plus tard, après avoir « abordé » l’immeuble central que nous occupons, Manuq et moi avec les autre, je trouve très vite Mike, assis sur les marches de l’escalier. Il est porte des blessures, des marques de griffures un peu partout et il a l’air effondré. Il lève la tête quand il entend son nom. Je n’ose l’interroger…. Et très vite la nouvelle tombe. Ziva et sa femme, Leila font partie des disparus, tous avalé dans le flot des eaux, tous disparus dans le gouffre. Je tombe à  mon tour à genou devant Mike et nous nous serrons dans les bras, en proie au choc et à la douleur de la nouvelle.

Il fait nuit mais ceux qui ont pu ont allumé des torches et le peu que l'on voit laisse entrevoir l'ampleur du désastre. Cela me serre le cœur de voir le village des Wilds dans cet état. Cette communauté m'a accueilli bras grand ouverts alors que j'étais l'étranger, ils m'ont fait une place dans leur iglu quand j'ai voulu construire un foyer avec Cheveux de Lune, ils m'ont accepté malgré l'étrangeté à leurs yeux de mes coutumes. Je suis désolé de voir Mike devenu mon frère, abattu, sans espoir, de lire la tristesse dans les yeux de Syragane, l'angoisse aussi. Tout cela me rappelle la Grande Nuit, quand les ours nous ont encerclé pour nous attaquer, la nuit où la mère de petit ours est morte, la Nuit où je suis devenu Manuk Tuurngait. Mais où est l'esprit de Nanuk cette nuit ?

Nous rassemblons les gens dans les étages supérieurs et Pyro allume des feu. Les enfants sont enveloppés des couvertures que nous pouvons trouver. Avec les plus vaillants et ceux qui ont des mutations utiles pour les recherches, nous fouillons la zone et retrouvons une mère et son enfant piégés par les eaux et qui avaient trouvé refuge dans une cavité. Avec de la persévérance, nous réussissons à les extraire de leur nasse et à la ramener à l'abri. Tout cela nous mène au cœur de la nuit glaciale.

Alors qu'ils sont pris en charge, je rejoins Syragane et je secoue la tête. Je lui fais signe que je veux lui parler, tout en me réchauffant près du feu. "Tout est noir, compliqué de trouver. Je vais aller chercher Inuks au village. Nous revenons au soleil qui se lève avec les umiak pour prendre les gens ici et les emmener au Green Lake."

Je suis sonnée par les nouvelles, par le contre coup de tout ce qui s’est passé. Mes sens sont engourdis tandis qu’on prend soin de moi. Je vois le visage rassurant de Ruby qui panse mes blessures avec beaucoup de douceur. Ruby, amie de toujours. Les lames coulent sans que je ne puisse rien y faire, et ses paroles de réconfort glissent sur moi, comme un peu de chaleur qu’elle tente de me redonner.

Pourtant très vite, il faut réagir, écarter les sentiments et surtout la peine immense. La reine n’est plus là. Le professeur a été grièvement blessé et le sorcier….. il vaut mieux qu’il ne traîne pas dans mes pattes. Alors bientôt les autres viennent vers moi, pour me demander ce qu’il faut faire.

Que vont-ils devenir à présent ? Ils sont perdus, certains en deuil, d’autres choqués, blessés, sans plus de repaire. Il faut réunir tout le monde dans les étages qui n’ont pas été inondés, transformer les salles de réserve en salle de soin improvisé, et surtout faire le décompte. Qui est encore là, qui est déclaré disparu. Rork est parti à la recherche de la reine, mais elle n’est pas la seule disparue. Même si pour certains, comme pour Ziva et Leila je sais qu’il n’y a plus d’espoir. Mike a tenté de les sauver mais il a été forcé de renoncer à plonger dans ce gouffre devenu un trou noir et dangereux aux fonds sans fin, aux tourbillons qui à tout instant peuvent vous aspirer vers le bas. A son grand désespoir…

Les animaux ont été en partie sauvés et emmenés dans le premier bâtiment, les réserves sont en partie détruites, inondées. La serre, il n’en reste désormais plus rien, même si Aorora s’est efforcée de sauver un maximum de ces plantes dont elle a le secret. Chacun a tenté de sauver ce qu’il pouvait, et c’est déjà un peu d’espoir dans ce marasme……

Quand Manuq revient vers moi après avoir aidé les autres à ramener des wilds, ses paroles m’arrachent un frémissement. Je retiens sa main, me penche pour caresser doucement son nez du mien. Puis je murmure l’inquiétude qui me taraude de le voir partir.

- Tu ne veux pas attendre le lever du jour pour repartir ?

C’est égoïste, je le sais, mais je serai tellement inquiète de le savoir dans le noir, même si je le sais parfaitement capable de s’y diriger. Alors je finis par me raisonner.

- Soit….. si tu penses que tu dois partir maintenant, fais-le….mais fais attention à toi d’accord ?

Mon regard brille de cette émotion que je contiens, s’accroche au sien avant de redevenir plus déterminé face à ses paroles.

- Je ne sais pas s’ils accepteront. Ici c’est chez eux……

Même si toute la forêt est chez eux. Et que je sais qu’ils se relèveront encore et toujours…. On se relèvera tous pour reconstruire, rebâtir un nouveau village, autrement, plus adapté, survivre, toujours…

Son geste m'émeut et je glisse ma main contre sa joue, sous sa chevelure luxuriante qui pallie à la quasi absence de lune. Je presse mon nez un instant en réponse. "si j'y vais maintenant, nous repartons du village à l'aube pour venir porter secours. Je crois un repli est nécessaire. Ils reviendront après quand l'eau sera partie. Je crois ce serait mieux. Nous amenons les fourrures, la nourriture et les umiaks. Pas t'inquiéter. L'esprit de Nanuk est avec moi. Toi, fais attention." Je l'embrasse, pressant mes lèvres sur les siennes pour lui donner ma chaleur et ma force. Je ne peux plus aider ici, il nous faut de l'aide venant d'ailleurs.

Je me relève, me secoue pour me donner de la force mais je ne sens pas l'esprit de l'ours en moi. Pourtant, je me mets en route vers le village, me fiant à mes seuls sens humains. Peut-être est-ce à cause de toute la souffrance animale qu'il y a dans l'atmosphère qui me force à me fermer. Bien sur, je progresse ainsi moins vite mais mes connaissances du coin - je fais ce trajet entre le village Wild et le campement Inuk très souvent - suffisent à me mener sur la bonne route.

après >>

Je souris, retrouvant confiance grâce à ces quelques mots, à un simple geste.
- oui, nous reviendrons.... c'est seulement provisoire.
Mon regard accroche le sien, oublie un bref instant la tristesse pour retrouver l'espoir. Rebâtir encore....revenir, car après tout, c'est seulement provisoire pour le campement.

j'acquiesce lentement à la recommandation qu'il me retourne, apprécie  le baiser qui laisse le temps en suspend, puis lui souris encore tandis qu'il tourne le dos et disparait de ma vue. Il sera de retour demain matin. En attendant, il faut que je m'occupe des autres. Pas question de céder au chagrin, il sera toujours temps plus tard de rendre hommage aux disparus.

J'ai envoyé Lingi aux nouvelles pour les autres, le professeur, le sorcier... Rork je sais désormais qu'il est parti à la recherche de la reine avec ses meilleurs guerriers. Il me faut en outre le compte de survivant, et j'apprends bientôt qu'il n'y a eu aucun mort parmis les enfants, et ça c'est une véritable bonne nouvelle.

Les survivants s'occupent ainsi de monter les réserves dans les étages du bâtiment le plus sûr et aux étages. Certains sont venus en aide pour soigner les blessés, et moi je ne trouve toujours pas de sorcier. Il a pourtant été vu après la catastrophe. On me fait de nombreux retours sur sa présence ici et là.

Puis je vais voir le professeur qui est allongé, soigné par Ruby qui m'offre un regard inquiet. Il a une vilaine blessure au ventre, et son corps est tendu par la douleur malgré l'aide des opiacées. Il murmure, proteste, et je finis par comprendre qu'il s'inquiète pour ce monde pour lequel il a tout donné, la green Zone.

- ne vous inquiétez pas professeur, nous rebâtirons encore, plus en hauteur s'il le faut, nous nous en sortirons grâce à ce que nous avons appris par la terre,

Je le laisse pour chercher Mike devenu silencieux depuis mon retour, ce dont je ne peux le blâmer.

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Très tôt, nous avons organisé les umiaks, choisir ceux à fond plat et répartir la charge entre les fournitures et les meilleurs pagayeurs, deux soigneurs se sont joints à l'expédition, et quelques chasseurs suivaient à pied, bien plus au large. J'accompagne le convoi, chargé de flairer les dangers animaliers ainsi que d'aider à sortir les embarcations des racines et des pièges de l'eau boueuse. Nous progressons lentement pour ne pas prendre de risques inutiles, mais j'ai hâte de rejoindre Cheveux de Lune. Il m'a couté de la laisser là-bas même si je sais qu'elle n'y est pas seule. Nous arrivons ainsi, à force de persévérance, au campement Wild. Aussitôt, je saute de l'embarcation pour chercher Cheveux de Lune

Epuisée par une longue nuit de chaos, de sombres nouvelles et d’agitation pour aider les blessés, sauver ce qui peut l’être et organiser le départ des wilds pour une zone plus sécurisée, au campement Inuk, j’ai fini par m’assoir sur une marche d’escalier, la tête me tournant un peu et le bras douloureux. Ma cheville a gonflé mais j’aurai le temps de me reposer ensuite.

Là il faut parer au plus urgent. Le professeur est toujours à moitié comateux, le sorcier aux abonnés absents et Rork toujours à la recherche de la reine et de sa suite. Quoiqu’il lui soit arrivé, elle n’est pas seule, les meilleures guerrières du village sont avec elle. Ca n’a pas empêché Rork d’organiser une expédition pour se lancer sur des traces inexistantes dans ce paysage dévasté.

Au petit jour, les dégâts nous paraissent encore plus effrayants. La forêt alentour est méconnaissable, des arbres ont été déracinés, certains juste couchés sur d’autres comme si on avait soufflé sur des dominos, et au sol, toute la végétation a disparu sous une surface opaque et boueuse dans laquelle il ne fait pas bon traîner….

Aorora a tenu à se rendre à la serre, ce qui en restait ….elle en a ramené ses chères plantes, mais qui vont nous être fort utiles, surtout celles aux vertus guérissantes dont le seul cataplasme soulage la douleur. Je devrais faire changer le mien.

Mais bientôt le silbo retentit. Je n’en saisis pas la teneur exacte, ce langage sifflé n’étant pas facile à acquérir. Mais je comprends que des visiteurs sont en approche. Je me rends sur une des terrasses, pour guetter l’arrivée de ceux que je reconnais bientôt être les inuq, avec Manuq en tête. Je descends le rejoindre, en boitant, pour soulagée, lui tomber dans les bras, goûtant à ce bref instant de retrouvaille, serrée contre lui.

Il a tenu ses promesses et il est venu avec une partie des siens et du matériel.

- Est-ce que ça va ?

Je vérifie qu’il n’est pas blessé.

- Les autres vont vous aider à embarquer des provisions pour le campement, et les blessés. Le professeur en fait partie, dis-je dans un murmure. Je leur ai expliqué que ce serait mieux si on rejoint le camp,…. Le temps de nous remettre, et d’aviser pour la suite.

J’attends un instant avant de demander.

- Les enfants, comment vont-ils ?

Il me tarde de les retrouver et de les serrer contre moi.
Je lui explique ensuite que quelques Wilds vont rester ici pour attendre le retour de Rork. Aorora en fait partie, elle refuse de laisser ses plants qu’il faut surveiller et entretenir. Mike aussi refuse de nous suivre….

Je suis infiniment soulagé de retrouver Tatqi, l'inquiétude ne m'a pas lâché depuis que je suis reparti. Il est difficile de laisser sa compagne blessée même si c'est pour aller chercher des secours, et même si je la sais forte et capable de prendre soin d'elle même. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la mère de mon ourson, à mon premier deuil dont s'a sorti Cheveux de Lune. Je ne veux plus jamais revivre ça.

Autour de moi, les inuks déchargent les provisions, raniment les feux. Deux préparent à manger avec l'aide de Wilds valident, d'autres distribuent des fourrures chaudes à la peau hydrofuges comme celles des phoques et des ours polaires. Nous nous en servions quasiment plus à cause de la chaleur de Seattle, mais cette nuit, l'eau froide nous a fait reprendre nos habits traditionnels. J'entoure Tatqi d'une fourrure polaire que j'ôte de mes propres épaules. Je la tiens ainsi enlacée le temps que nous parlions "ils vont bien, le village pas touché et Sedna s'occupe des enfants. L'eau partie du sud au barrage, il casse mais pourquoi ? Dire faut aller voir mais c'est loin, dangereux, avec l'eau même avec Kayaks. Je sais pas...je dirais c'est mieux attendre quelques jours mais si autre morceau casse ?"

Je hoche la tête. "je comprends ceux veulent rester, pas facile quitter son terre." Nous l'avons fait sous la contrainte il y a un an. Sous l'espoir aussi de trouver celle qui fait de la musique. Nous ne l'avons pas trouvée, nos dernières informations qui datent de quelques semaines nous ont appris qu'elle serait partie. Nous l'avons ratée de quelques semaines ou mois, difficile de savoir. Le shaman et le chef délibéraient encore pour savoir ce que nous allions faire quand le malheur nous poursuit encore avec cette catastrophe.

"on va aider ici, et emmener ceux qui veulent. Si Rork chercher Reine, lui trouver." Rork est ce qu'il est, bourru et méfiant, mais j'ai appris à le connaitre et je respecte ses compétences de guerrier et de chasseur. "Viens réchauffer toi et manger. Nous occupons le reste après repris les forces."

La chaleur apportée par la fourrure de Manuq me fait fermer les yeux un instant de bien-être. Je n'avais pas réalisé avoir si froid jusqu'à cet instant. Je ne me suis pas autorisée à trop penser et encore moins à me morfondre sur mon cas. Mais là, je me laisse aller contre lui, trop heureuse de sa présence, de savoir qu'il est revenu indemne.

Il me rassure sur les enfants et c'est encore plus un soulagement, avant de l'entendre m'interroger sur l'état du barrage. Il dit qu'il ne s'est pas entièrement rompu, mais je reste un instant surprise.

- il ne serait pas complètement vidé?

Toutes ces eaux déversées comme autant de tempêtes sur la forêt....Est-ce que ça pourrait être pire ? Quand à la cause de cette catastrophe, je secoue la tête.

- les autres ont parlé de manque d'entretien mais....je n'arrive pas à croire que la cause de tout ça soit volontaire.

Et j'arrive moins encore à imaginer qui aurait pu faire ça. Il aurait fallu de sacrés moyens, ou pas. A vrai dire je suis ignare sur le sujet. J'accepte enfin sa proposition et nous retournons nous installer pour un temps dans notre appartement qui lui n'a pas été touché par la catastrophe. Elen a fait installé là, d'autres Wilds qu'elle dorlote avec son éternelle patience. Rool est là aussi, l'air épuisé. Les autres sont toujours dehors. Très vite je me vois recevoir un bol de soupe brûlante, composée de légumineuses et de quelques morceaux de viande. Je mange uniquement par réflexe, installée sur des nattes à même le sol.

Je finis par interroger Manuk. Nous n'avons pas vraiment eu le temps de parler jusqu'ici:

- quand tu m'as trouvée.....tu n'as pas senti de présence animale ?

Je lui explique alors ce que j'ai vu. Le grand Anaconda. La créature est connue chez les Wilds, et ils en parlent souvent comme d'une créature presque divine à leurs yeux qu'ils respectent plus que tout mais qu'ils craignent aussi. Je sais en tout cas qu'il est doté d'un étrange sens de télépathie que je ne sais expliquer, et hormis son gigantisme, ça en fait doublement une créature à part.

"Eau restée encore en partie dans le lac mais beaucoup plus bas. Très petit lac maintenant mais si le trou est plus grand, devenir encore plus petit. " je hoche la tête, je suis d'accord avec elle, il n'y a aucun intérêt à briser le barrage et celui ci est vieux. "Oui, surement il est usé et les pluies de printemps poussent trop fort." L'hiver a été tellement dur que les neiges ont fondu tardivement provoquant des afflux d'eau.


La ration de soupe chaude est bienvenue. En cette pâle aube, le soleil chauffe encore difficilement, mais sa présence est déjà un réconfort. J'écoute attentivement le récit de Arnaqnujaitqtatqi . Je secoue la tête négativement. "Non, je pas bien avec tuurngait. Trop animaux souffrent. et tu sais pas très bon avec animaux sang froid. Tu es sure c'est le Grand Serpent ? Toi l'avoir déjà croisé avant ? Parlé ?" Non, je ne suis pas surpris que cet être communique. Nourse m'a parlé en mon temps. Ces êtres sont des esprits de la Nature. Seulement, ils ne répondent pas à l'homme ni à ses critères, et je ne sais pas quels sont leurs desseins. Est-ce que celui du Grand Serpent est bon pour nous ? "Quel message tu as senti ? Peut-être dire quelque chose sur tout ça"

Quelque peu anesthésiée par le choc, le contre-coup de toutes ces émotions, la fatigue, les blessures, le soulagement de retrouver Manuq, j’essaie de faire la part des choses entre ce qu’il me dit et ce dont je me souviens. Surtout quand il est question du Grand esprit Anaconda…. Oui esprit, parce que la créature semblerait capable d’intelligence et d’exprimer ses pensées, donc…. De télépathie ? J’ignore sur le terme est adéquat dans cette circonstance bien précise.

Quant au don de Manuq il m’explique qu’il a eu du mal à cause de la souffrance de tous les animaux qui eux aussi ont subit la catastrophe de plein fouet. Ce que je peux parfaitement comprendre, ça me laisse un instant silencieuse.
Puis il me demande si je suis bien sûre qu’il s’agissait de lui.

- Oh oui, sa taille ne laissait aucun doute à ce sujet malgré l’obscurité. J’ai vu ses yeux immenses. Et je l’ai entendu parler dans ma tête…. Il a dit qu’il me reconnaissait.

Je fais une moue.

- Ça faisait partie du rituel des Wilds, bien avant que la situation ne se dégrade à cause de la Horde. Ils le faisaient aux nouveaux arrivant pour juger s’ils étaient dignes de faire partie des leurs ou pas.

Je lui explique comment ils faisaient descendre des hommes et des femmes, attachés à une corde jusqu’au fond de la fosse. Là où habitait l’énorme serpent que j’ai donc déjà rencontré grâce au fameux rituel, un serpent gigantesque qui apparemment m’avait estimé digne de faire partie des Wilds. …..sinon je n’aurai plus été là aujourd’hui pour en parler. Ca me parait tellement loin tout ça…..jusqu’à ce que le Grand Anaconda se soit cette nuit, rappelé à ma mémoire, et apparemment il s’est aussi rappelé de moi. Alors je ne sais pas trop que penser de tout ça……

Et si ça a vraiment une importance ou un lien avec ce qui s’est passé, comme la disparition de la reine et de sa garde armée d’amazones. Ah ouais sans oublier le sorcier. Je me sens soudain flancher, les yeux qui tombent tout seul et je me redresse un peu pour chasser la fatigue, engourdie par la chaleur agréable de cette épaisse fourrure.

- Quand penses-tu repartir pour le camp ?  

On ne va pas trop tarder je suppose, histoire de parvenir au campement avant la nuit. mais bon Manuq n'a pas cessé de s'activer toute la nuit, entre le temps qu'il a mis pour me retrouver, l'aller et retour à son campement, il doit être épuisé lui aussi.

Le récit me rend perplexe, que voulait le Grand Anaconda ? "Lui peut-être essayer dire quelque chose..." Ca me titille, parce que les animaux-tuurngait sont importants, et là on parle d'un Esprit directement lié au Wild. "Et lui rien dire pour la Reine. Peut-être essayer de communiquer. Je suis sur lui sait"

je passe mon bras autour des épaules de tatqi dans un geste rare parce qu'il y a tout de même des gens autour de nous mais je crois que j'ai autant besoin de la réconforter qu'elle de l'être.

je sais pas. Besoin de nous encore ici ? Je sais pas soin à part animaux et ils sont plus là... Quelques animaux domestiques avaient du fuir, les autres n'avaient pas réussi et étaient restés piégés des eaux. Il n'y avait plus rien à faire. "Je crois dans une heure on peut repartir. Le temps manger et reposer un peu. Sauf si tu veux aider encore ici. Le plus tard c'est partir quand le soleil est au plus haut. Pour être sur rentrer de jour au village."

Je suis moi-même plutôt perplexe. J’ignore si le message du Grand Anaconda va au-delà d’une « reconnaissance »… c’est tout ce qu’il m’a dit. Il m’a reconnue. Alors doit-on y prêter un autre sens caché ? Et pourquoi m’a-t-il « parlé » ? Certes ce n’est pas du tout habituel, mais je suis bien incapable d’interpréter tout ça. Je secoue la tête pour répondre à Manuq.

- Je ne sais pas…. je ne sais pas du tout s’il sait quelque chose au sujet de la reine et si son message avait un autre sens que simplement me dire qu’il savait qui je suis. Je crois que seul le temps nous le dira….

Je soupire tout en me laissant aller contre l’inuq, partageant désormais la fourrure sur nos épaules, réconfortée par sa présence. Quant à repartir vers son camp, il semble aussi partagé que moi, moi par mon désir de retrouver Elora mais aussi celui de ne pas abandonner ceux qui ont décidé de rester comme Mike.

- Peut-être oui qu’on peut rester encore un peu, et laisser les familles repartir au camp avec tes hommes. Ce n’est pas obligé que nous les accompagnons. Et nous attendons toujours le retour de Rork. Peut-être aura-t-il retrouvé la reine et ses amazones. Et puis je crois que le professeur n’est pas transportable. Ruby va rester aussi. Et Aorora qui tient à ce qu’on mette ses plantes en sécurité. On va leur faire de la place au dernier étage et installer les systèmes d’irrigation ….. et on pourra essayer de sauver ce qui peut l’être encore, en attendant de décider de l’avenir du village, ici… ou s’il faudra reconstruire ailleurs, plus dans les collines et loin de ce maudit barrage.

En attendant, on pourrait récupérer quelques heures de sommeil pour nous remettre au travail plus tard. Je ressens le besoin de faire une pause, surtout que mon épaule reste douloureuse au moindre mouvement que je fais.

J'esquisse un sourire pour ma compagne. "D'accord, je dire aux autres nous restons et repartent sans nous. Eux prévenir pour pas s'inquiètent au village." Je me lève et j'effectue ma tâche, mesurant encore une fois de plus l'ampleur du désastre. Et je sais que plus dur est à venir, quand la nourriture. Heureusement que c'est presque le début de l'été, qu'il fait assez chaud et que nous pourrons trouver de la nourriture en abondance. "Il faut aller voir la barrage. Si on répare, si c'est possible. Ou si pas comment l'eau continue passer. La rivière fera son lit. Faut voir ça avant reconstruire" Suivre la nature, s'adapter. Les hommes d'ici ont voulu faire l'inverse avec ce barrage. Nous, Inuks, c'est nous qui nous adaptons à notre environnement, pas l'inverse. C'est pour cela qu'en un an, nous avons su nous plier à notre nouvelle maison. Mais parfois, la glace et la neige me manquent.

Quand je rejoins Cheveux de Lune, la fatigue se lit autant sur son visage que sur le mien. Il est inutile pour le moment de s'épuiser, cela risquerait de rendre le retour plus dangereux. Nous nous trouvons donc un coin à l'abri où étaler quelques fourrures pour dormir, à l'abri puisque tous veillent les uns sur les autres à tour de rôle. Je ne trouve pas le sommeil tout de suite. "Tu crois la reine a été prise dans l'eau ? Rork la cherche par où ?"

La décision est donc prise. Nous resterons quelques jours de plus. Quant à réparer le barrage, je reste très dubitative face à cette idée. C’est une construction qui date d’une époque où les hommes avaient des moyens beaucoup plus évolués que de simples outils pour bâtir des constructions de béton. Je n’arrive pas à imaginer comment nous pourrions « réparer », à moins de compter encore une fois sur la mixité de la technologie de nos ingénieurs et des ressources offertes pas la nature. Comme quand nous avons construit les passerelles dans les serres….

- D’accord, on ira voir le barrage….ou ce qu’il en reste.

Quand Manuq me rejoint un peu plus tard, je suis épuisée, déjà installée dans un coin, et c’est d’une voix ensommeillée que je lui réponds

- Les amazones aussi ont disparu, c’est étrange…..

Je m’endors sur ces derniers mots. Et mes rêves ensuite sont des plus bizarres, peuplés de créatures sauvages, et d’un regard reptilien jaune et brillant, du visage de la reine, et de sa garde personnelle…..de corps qui flottent dans l’eau, et d’autres qui nagent parmi eux, comme de véritables poissons.

Rork est revenu plus tard dans la journée, le visage défait, sans avoir trouvé aucune trace de la reine, ni d'aucune de ses amazones. Nous regardons tous en direction de la fosse, là où Rool nous a expliqué avoir vu disparaître Ziva et Leila.....

3 juin….

Le lendemain est une nouvelle journée harassante pour nous tous, nous avons aidé ceux du village à embarquer ce qu’ils pouvaient pour rejoindre le campement, puis aujourd’hui, nous continuons de rassembler ce qui peut être encore sauvé dans les parties sèches des habitations. J’aide Ruby et Aorora à empaqueter les réserves sèches des plantes des années précédentes qui doivent servir aux soins, puis au déménagement des jeunes plants.  Et je sais à quel point cette tâche est importante. Il nous faut assurer des réserves suffisantes pour le prochain hiver et ce malgré cette catastrophe qui nous a touché.

Nuit du 3 au 4 juin….

Quelqu’un me murmure à l’oreille, d’abord, de mots qui m’échappent puis la voix se fait plus sifflante. Fuis, il faut fuir ! Je me réveille en sursaut, le cœur battant avec la voix qui gronde encore dans mon esprit. Je réveille Manuq.

- Il faut qu’on sorte, il faut qu’on sorte tout de suite, tout le monde !

Je donne l’alerte, le cœur grondant de peur, et tous ne sont pas encore sortis que le second bâtiment s’effondre en partie, le nôtre…..là où un instant plus tôt nous dormions, nous pensant bien à l’abri. Mon regard écarquillé regarde les quelques murs qui se dresse encore, viennent les cris de ceux qui n’ont pas eu le temps de fuir et nos efforts pour les aider à sortir des décombres.

Alors qu'ils reprenaient espoir, la Nature se rappela à eux, intransigeante et indomptable, rappelant aux hommes qu'elle seule décidait. Ils pouvaient faire des barrages, construire des immeubles de béton, elle finirait par reprendre tous ses droits, jour après jours. C'était un jour comme ça quand l'immeuble s'effondra sur lui même, créant une nouvelle vague de panique alors que le moral était déjà bas à cause des nombreuses disparitions dont celui inexpliqué de la Reine et de ses amazones.

Si nous avons réussi à sortir à temps, c'est par un étrange sixième sens de Cheveux de Lune. Mais il est horrible de voir le gouffre qui s'ouvre à la place de l'endroit où nous dormions quelques minutes plus tôt. Les galeries sous terre ont du se muer en boue sous l'afflux d'eau et le béton a cédé sous son propre poids, entrainant ses occupants. Une fois de plus les secours s'organisent. Je me retrouve à déblayer de la boue dans une chaine humaine pour tenter de trouver des survivants. J'ai de l'eau et de la boue jusqu'à la taille, et je continue ce travail qui semble sans fin de dégager les zones où on a entendu les derniers cris d'appel à l'aide.