Projet Epsilon

1er Juin

Depuis une heure, je ne me sens pas bien sans réussir à mettre le doigt sur ce qui cloche. Un pli soucieux barre mon front alors que je travaille à trier les baies fraichement cueillies et dont une partie sera mise à sécher pour les réserves d'hiver. Je relève la tête pour la dixième fois, distrait et avec une sourde angoisse. J'abandonne là mon ouvrage, laissant Sedna et Sakari continuer seules. Cette dernière me jette un regard que j'ignore. Je marche en allant vers le lac et dans cette marche, je laisse l'esprit qui m'anime se connecter avec son environnement. Je réalise alors le silence anormal qui règne. Pas un bruit, la nature silencieuse. Un silence comme une chape. Un silence lourd, annonciateur de danger, quand tous les sens sont à l'affût, quand on retient son souffle.

Rupture. Comme une branche qui craque, cède sous le poids de la neige.

C'est l'affolement, tardif, trop tard, les imprudents emportés par les flots plus bas, à quelques kilomètres. Je coure vers la rive pour faire signe aux pêcheurs, avec de grands gestes de la main pour les deux embarcations. "Revenez !" Je les vois lutter contre le courant brusque, le syphon qui se déverse vers un seul point. Je ne peux pas m'empêcher de courir, comme un ours sur la rive quand il chasse. Le sang bat mes temps. C'est Onartok là-bas - le frère de la mère de Irniq - qui s'éloigne malgré lui.

Je vois Onartok mettre toute sa rage à revenir vers moi qui crie pour l'encourager, bien que ça ressemble plus à des rugissements qui sortent de ma gorge. L'autre embarcation ne le suit pas et part en vrille dans un tourbillon. Elle se reverse et les deux pêcheurs qui étaient dedans ne remontent pas. L'esquif est emporté par le trou béant du barrage. J'ai de l'eau jusqu'au mollet quand j'arrive à attraper l'embarcation d'Onartok, à la tirer sur la rive. On recule, assistant au désastre du lac qui se déverse sans fin.

#manuq #syragane

Le temps s’étant montré propice en ce début de printemps, les serres gorgeaient de plants en fleurs, parés à se garnir de lourds fruits ou autres légumes dont beaucoup étaient installés sur paliers pour permettre une meilleure récolte. Une récolte qui s’annoncerait d’ici à quelques mois à peine, des plus abondantes.

La serre tenait définitivement toutes ses promesses après des travaux qui avaient duré plusieurs mois. Et la green zone quelque peu oubliée des Boyzs semblait connaître enfin une trêve des plus salutaires pour les wilds qui plus que jamais voyaient leurs convictions de retour à la nature renforcées par les présents de cette terre mère et nourricière.

Peu à peu, la vie avait pris un nouveau rythme pour moi. Et c’est ainsi qu’à force d’attention et de patience, le passé s’était effacé, ses cicatrices refermées pour me permettre de renaître. Bien sûr, le sourire et les attentions de Manuq n’y étaient pas étrangers. Et leur séjour qui au début devait être provisoire, s’était finalement prolongé au-delà de ce que je m’étais imaginée, amenant une nouvelle sérénité sur mon visage, même si je n’oubliai pas qu’en ce monde, à chaque instant le destin pouvait m’arracher ces êtres que j’aimais par-dessus tout.

De fait je ne relâchais jamais mon attention quand je m’éloignai du village, comme aujourd’hui, alors que j’avais décidé de prendre un jour d’avance sur le programme pour rejoindre le campement des Asianuurlungas. J’étais sensée les rejoindre avec Elora, et une escorte au lendemain, avec quelques panières de fruits et légumes, en échange du poisson qu’ils nous livraient régulièrement. Mais voilà, le repiquage étant terminé, j’avais décidé que nous nous y rendrions dès aujourd’hui.

Leur campement situé sur les rives de Greenlake leur offrait un accès sans pareil au meilleur site de pêche qui soit et dont grâce au troc, nous en profitions désormais autant qu’eux. Lingi et Logo nous accompagnaient pour cette visite, porteurs de deux énormes panières accrochées dans leurs dos pour leur permettre de gravir le sentier désormais bien tracé à travers la végétation luxuriante et menant sur les abords du lac.

Pour ma part, je ne portai rien d’autre que ma petite fille âgée désormais de presque deux ans qui babillait joyeusement en tendant régulièrement la main vers tel ou tel arbre, plante, insecte. Tout était sujet à question pour cette petite demoiselle dont le vocabulaire se faisait encore incertain, mais ça ne l’empêchait pas de savoir très bien se faire comprendre.

Et moi je répondais inlassablement à chacune de ses questions, parfois seulement un « ça ? », et « ça », comme un concours pour tester mes connaissances. Certes j’avais appris beaucoup depuis mon installation ici, mais j’étais encore loin du savoir des autres wild, ou de celui de Manuq concernant les animaux. Un savoir qui ne cessait de me surprendre et de m’émerveiller.

....
C’est peut-être pour ça que quand je vis ces nuées d’oiseaux voler à grand renfort de cris vers l’ouest, je figeai un instant mes pas, ayant pour une courte distance permis à Elora de gravir elle-même le sentier. Je retins sa main, les yeux levés vers un ciel que je devinais à travers les grands arbres.

Les autres en avaient fait de même. Quelque chose devait les avoir effrayés. Mais quand je vis que des cerfs, au milieu de cette forêt que nous traversions, des lièvres, et même des renards filer tous dans un même élan, prenant exactement la même direction, je lançai un regard alarmé vers Logo qui désormais portait des tatouages tribaux à l’instar de Manuk.

Quelque chose n’allait pas. J’avais assez entendu Manuq me parler du comportement des animaux en cas de problème pour savoir qu’il y en avait un qui se profilait, et un gros.

- Il se passe quelque chose ! lançais-je d’une voix trahissant ma peur.

Nous entendîmes alors un puissant grondement venir de plus haut. Ce n’était pas vraiment un coup de tonnerre, mais c’était tout aussi de mauvaise augure. Le vent se leva instantanément. Logo déposa aussitôt sa panière sur le sol, et saisit la petite pour crier :

-  Dépêchons-nous !!! VITE !!

Guidés uniquement par notre instinct, nous nous mîmes tous à courir, abandonnant là les précieuses récoltes, pour suivre la même direction que les animaux un peu plus tôt. J’essayai de faire au plus vite, les autres prenant de l’avance sur moi quand mon regard cherchant ce qui provoquait ce vacarme, vit là-bas, plus haut, les arbres être bousculés avec une telle force que j’accélérai aussitôt ma course, grimpant à la suite de mes compagnons.

Autour de nous, c’était la fin du monde, le vent arrachait tout, puis soudain je fus happée par une vague et perdis pied, ayant tout juste le temps d’entendre Logo qui portait toujours Elora, hurler mon nom……

Je me sentis aspirée, comme un brin de paille par une cascade avec une force dévastatrice. Mon corps percuta quelque chose, mon flanc, ma cuisse, je glissai toujours, et soudain je me sentis aspirée vers le bas. Ma tête cogna brutalement un rocher et je perdis connaissance.

Irniq, mon fils, est en sécurité avec Sedna qui accoure, soulagée de retrouver son mari. Je prends petit ours dans mes bras au passage pur la libérer. Je suis soulagé que le village n'ait rien, même si je pressens déjà que le désastre est à venir. Il ne faut pas être devin, ni shaman, il n'y a qu'à regarder le lac dont le niveau baisse à vue d'œil. Si on se réjouit qu'Onartok soit sauf, il y a également des lamentations pour Iquutit, le pécheur emporté. Je redonne petit ours à sa tante et je fais partie de ceux qui se portent volontaire pour aller le chercher. A ce moment là je ne m'inquiète pas outre mesure pour Cheveux-de-lune. Elle est chez les Wilds et il sauront faire fasse à l'inondation, ils sont assez loin du barrage pour ne pas subir le courant de plein fouet. Je ne sais pas encore que par un mauvais coup du sort, elle a pris la route plus tôt.

Après le dénivelé du barrage, je dois m'éloigner de la piste habituelle et du torrent. L'eau a repris ses droits, écrasant les jeunes arbres et les trop vieux, tombant les murs déjà croulants des vestiges de ville dans la forêt si dense et luxuriante que pour moi elle en paraissait une jungle mythique.  Je patauge dans la boue, mes pattes s'enfoncent jusqu'aux genoux. Ca me rappelle la neige fraiche qui vient juste de tomber en poudreuse, avant qu'elle ne regèle pour former une croute solide. Je grogne de frustration devant ma lente progression qui me fait en plus dévier vers l'est. J'aurais voulu rester discret, mais quel animal penserait de toute façon à chasser à cet instant ? Je ne me sens pas en danger, l'Esprit de L'ours est en moi. J'appelle à intervalle régulier "Iquutit ? iquutit !"

Logo était resté là quelques instants, impuissant, partagé dans ce qu’il devait faire, complètement indécis, la petite hurlant dans ses bras. Elle était effrayée. Mais ils l’étaient tous. Et à voir toute cette eau se déverser plus bas dans la vallée, il n’y avait pas besoin d’être un illuminati pour déduire que le barrage avait cédé.

Syragane, elle leur avait été arrachée en un instant, avalée par un torrent de flotte. Il devait aller la chercher ! Mais il y avait Elora. Il devait d’abord la mettre en sécurité. Il se tourna vers Lingi.

- Reste ici je vais chercher du renfort au camp.

D’habitude, c’était Sy qui prenait les décisions. Cette fois, il allait devoir se débrouiller seul. C’est à longues enjambées, serrant la petite contre lui qu’il gagna non sans devoir faire un détour pour éviter la forêt dévastée, le camp des asianuurlungas. Il chercha Manuq du regard mais ne repéra que d’autres visages inquiets, avant de reconnaître la famille de Manuq, son beau-frère, sa belle-sœur et le petit garçon. En quelques mots, quelques gestes, il leur expliqua la situation. Il avait besoin d’aide pour retrouver Syragane. Et c’est sans hésiter qu’il leur confia Elora. Elle serait beaucoup plus en sécurité ici que…..que dans la forêt et il n’osait même pas songer à ce qui les attendaient au village Wild.

…

Je me sentais oppressée, coincée par quelque chose de froid, l’eau glacée ruisselant sur moi, mais le premier geste que je fis m’arracha un cri de douleur. Quelque chose me bloquait le bras, une branche. Je clignai des yeux, à cause de l’eau qui coulait toujours sur moi, de manière bien moins brutale que ce qui s’était passé…un instant plus tôt ? J’ignorai combien de temps j’étais restée inconsciente. Et désormais j’étais bloquée dans une semi-obscurité, dans ce qui ressemblait à une gorge étroite, entre deux parois rocheuses.

Au loin le son d’une cascade plus forte me parvenait.

Je ne pouvais pas rester là. Je remuais à nouveau, non sans crier de douleur, mon corps avait été malmené de partout. Je continuai de tirer malgré tout sur mon bras pour l’arracher à cette branche qui le retenait, avant de comprendre qu’une pointe de cette branche s’était fichée dans ma chair presque au niveau de l’épaule. Dans un dernier hurlement je réussis à la retirer, mais me senti de nouveau chavirer dans le néant.

Cela fait un an que j'apprends à me familiariser avec la forêt, et Cheveux de lune m'a bien aidé pour cela ainsi que mon don. Savoir louvoyer entre les branches, éviter les troupeaux, ou encore me faire discret dans les fougères. Tout mon peuple a appris les coutumes Wild, surtout concernant la chasse et bien sur les nouvelles plantes. Ce ne fut pas sans mal, il y a eu beaucoup d'erreurs, beaucoup de tensions et beaucoup d'accidents. La forêt est immense et aussi féroce que la banquise surtout pour qui ne la maitrise pas. Nous avons eu des morts par empoisonnement ou tués par des bêtes que nous ignorions. Et puis l'épidémie cet été à cause de ce climat chaud, humide, propice aux maladies.

Je regarde de droite et de gauche. Je hume mais seule l'odeur forte de l'humus me parvient. Quelles sont les chances que je retrouve Iquutit ? Je suis trop loin à l'est en suivant cette piste qui est la plus praticable tout en étant proche du désastre qui continue de se déverser. La violence des flots me laisse peu d'espoir sur l'état dans lequel je vais le trouver. Pourtant je continue à appeler inlassablement. Un craquement de pas me fait dresser l'oreille. Je respire quand j'entends la voix de Lingi. "MANUQ !" Je le rejoins de la foulée à la fois souple, bondissante et lourde de l'ours. "Lingi ? Quoi-ce que tu fais ici ?" Il m'agrippe le bras ce qui me surprend et plus encore ses paroles qui me saisissent du froid de l'angoisse "Syragane... On était venu vous rejoindre au village et ... elle a été emportée par le torrent."

Je comprends tout de suite en sentant le sang battre soudainement dans mes tempes sous l'afflux d'adrénaline. "Où? Et la petite fille ?" "Elora va bien, Logo est parti au village avec elle pour te chercher, vous avez du vous manquez." Au moins soulagé de ça, je bondis en suivant le flot d'eau qui continue à se déverser avec moins de vigueur toutefois. J'appelle fort, espérant couvrir le bruit de l'eau "Arnaqnujaitqtatqi !"


[Avec rugissement d'ours, Manuq a augmenté la portée de sa voix, te donnant +2dés en perception pour l'entendre]

Je sursautai, tirée de mon évanouissement par quelque chose…. Un bruit, un cri ? Je l’ignorai, mais je tentai à nouveau de remuer pour sentir que du sang coulait de mon épaule, et peut-être avais-je aussi d’autres blessures ailleurs. Difficile à dire. Mon corps était engourdi par l’eau glacée et le choc sans doute, et cette fois il faisait complètement obscur. Mon épaule m’élançait, mais pourtant je n’allais pas rester là sans rien faire !

Je songeai à Elora. Je devais tout faire pour m’en sortir, pour la retrouver, puis mes pensées allèrent vers Manuq. Et j’étouffai une plainte tandis que j’essayai de me mettre en position assise. Je tâtonnai autour de moi, comprenant que j’étais restée coincée sur une sorte de plateforme rocheuse, puis mes mains remontèrent à mon cou et je défis l’écharpe de coton dont je m’étais parée avant de débuter cette excursion.

De gestes maladroits, je la nouai du mieux que je pus autour de mon bras, essayant de serrer au maximum, non sans gémir sous la douleur qui me fit de nouveau un instant voir les étoiles. Mais je ne pouvais pas encore flancher.

- Hey ??? Vous m’entendez ? Hurlais-je essayant de dominer le son de l’eau qui coulait pas très loin. Je criais ainsi encore et encore, jusqu’à épuisement appelant à l’aide.

Avant de faire une pause. Il fallait que je réfléchisse et que je reste concentrée. Oui c’est ça, il me fallait de la concentration et faire appel à ma mutation, donner l’alerte, les appeler grâce à cette faculté si particulière qui m’avait déjà tirée de beaucoup de mauvais pas. Je me concentrai mais j’ignorai si quelqu’un serait assez proche pour me sentir.

Mes sens se dispersèrent dans un mélange de tremblements, de peur, et d’engourdissement. Je songeai à ce qui était arrivé….toute cette eau, c’était sans doute le barrage. Et ces gorges, je n’en avais pas souvenir, mais après tout, je ne connaissais pas la région aussi bien que les autres wilds, les dangers cachés, les reliefs…. Les ravines qui se perdaient sous quantité de mousse et de fougères.

Nous ne nous écartions en principe pas trop des sentiers battus. C’était trop dangereux, et pourtant ça m’avait peut-être sauvé la vie cette fois, en m’empêchant d’être emportée trop loin. Mais ça pouvait tout autant devenir un piège dans lequel j’étais coincée. Je tâchai de me relever tout en tâtant prudemment autour de moi. Je sentis alors des racines épaisses et humides sous mes doigts.

J'étais Mamuk quand elle cherchait ses petits, aussi attentive, aussi inquiète et rugissante, aussi persévérante et volontaire. Peu importait l'eau qui mouillait mon pelage, n'était-il pas épais et propice à me défendre contre le froid glaçant des eaux ? Les sens ouverts, je cherchais en pataugeant dans le marécage qui s'était formé, détrempé. Plus loin Lingi faisait de même et notre cri se fit unanime alors que je humais l'odeur familière et recherchée.

Arnaqnujaitqtatqi !

Je me précipitais à sa rencontre dans un mélange d'angoisse et de soulagement. Je me rendis compte que je ne pouvais pas l'atteindre d'un bond. Cheveux de Lune se trouvait en contrebas de moi dans une sorte de ravine dont les parois boueuses s'hérissaient de racines et de branches cassées, dangereuses. Je m'applatis dans la boue, à plat ventre pour être au plus près et tendre les mains vers elle. Dans l'obscurité, la vision du renard me fut utile.

tu es blessée ?

Lingi me rejoignit prudemment, il avait une corde dans son sac qu'il n'avait heureusement pas lâché. Peut-être qu'avec elle nous pourrons remonter Tatqi

Un mélange de boue et d’eau tombèrent sur mon visage tandis que je testai la solidité de la racine, mais elle céda très vite, pour tomber plus bas dans un bruit étrange qui résonna un instant. Mais je ne renonçai pas pour autant, continuant de tâter la paroi devant moi.

Je me concentrai pour le moment sur ce côté ci de la paroi, l’autre que j’avais pu voir à mon premier éveil, se trouvait peut-être à portée de main, ou peut-être juste pas. Je ne voulais pas prendre le risque de tomber à mon tour comme la racine à l’instant. Je savais seulement que je me trouvais dans une sorte de crevasse rocheuse naturelle.

Mais tandis que mes mains palpaient la paroi, continuant d’arracher motte de terre et quelques pierres, je sentis brusquement un souffle chaud dans mon dos, un souffle fétide et puissant. Je me figeai aussitôt, et….lentement, très lentement je me tournais pour faire face à ce qui respirait juste là devant moi.

Et je les vis, les yeux brillant d’un éclat jaune, des yeux reptiliens et immenses. Je sus aussitôt que je me trouvais face au grand Anaconda, et mains plaquées contre la roche derrière moi, je m’y collais au plus près, alors que le monstre approchait sa tête pour me flairer.

Il n’était plus qu’à quelques centimètres de moi et je me souvins alors de ma première confrontation avec lui. Il cracha soudain une bruine de fines particules d’eau qui m’éclaboussèrent, m’arrachant une plainte de pure terreur. Et j’entendis soudain sa voix dans ma tête.

*sssssshhhh je te reconnais !*

Je sentis quelque chose me toucher le visage et devinant qu’il s’agissait de sa langue, je fis une grimace d’horreur.
C’est là que j’entendis le cri de Manuq et ce nom que jamais je n’avais été si heureuse d’entendre. L’anaconda aussi l’entendit, et je le vis brusquement reculer, ses yeux se faisant de plus en plus petits pour disparaître complètement, ne laissant derrière lui plus qu’un trou plus noir encore que le reste, avant d’entendre plus loin le son d’un gros plongeon.

La voix de Manuq se fit soudain beaucoup plus proche. Ce n’est qu’à cet instant que je repris ma respiration, souffle rapide encore teinté de la terreur que j’avais ressentie, haletant dans cette obscurité, et toujours immobile. Il me fallut quelques secondes de plus pour oser lever les yeux vers le haut et répondre à Manuq d’une voix encore un peu hésitante.

- Oui….mais ça va aller…..

J’étais tellement glacée que ça avait endormi la douleur. Jusqu’à l’instant où je sentis quelque chose se balancer devant moi. Je tendis les mains et m’accrochai à cette corde, non sans geindre, l’exercice réveillant brusquement ma douleur au bras. Ma cheville aussi était douloureuse mais….je pouvais l’utiliser, ce que je fis, m’aidant de la paroi pour enfin émerger à la surface, me retrouvant l’instant d’après dans les bras de Nanuq.

Je la serre doucement contre moi durant quelques secondes, pour que l'angoisse se dilue dans le soulagement de l'avoir trouvée saine et sauve. Je la relâche pour aviser son épaule . Je n'ai pas de quoi la soigner, tout est au campement, je suis parti comme un ours furieux, je m'en rends compte. "L'eau du lac est partie par un trou dans le mur-qui-retient-l'esprit-de-l'eau. Un des pêcheurs part avec. Je le cherche quand Lingi me croise. Je pense pas on le trouvera vivant... Logo est parti chez les Asianuurlunga avec la petite fille. et il faut qu'on te soigne. Tu veux aller au campement ou la maison des Wild ?"

Il fait nuit dans la forêt et il n'est pas très sage de rester là. Bientôt les prédateurs chercheront des proies et les charognards se repaitront de ceux qui n'ont su échapper à la vague. En suivant la piste nous pourrons rejoindre le QG des Wild où nous habitons habituellement, ou le campement inuk. Ma préférence va à ce dernier à cause des enfants, mais nous sommes plus proches du QG Wild et Cheveux de Lune est blessée.

La chaleur dégagée par Manuk, me fait du bien, même si je ne peux empêcher les tremblements d’agiter mon corps, comme s’il avait attendu cet instant pour marquer le contre-coup. Ou est-ce le souvenir du Grand Anaconda ? Son image s’estompe, tandis que Manuq m’explique ce qui s’est passé. Pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre qu’il parle du barrage.

C’est une terrible catastrophe et je crains déjà ses répercussions. ….Je pense aux miens restés là-bas au village, plus bas….à Elora ? Manuq m’explique encore que Logo l’a ramené à leur campement. Je souffle de soulagement, me tenant toujours à ses épaules.

- J’ai eu si peur qu’il ne lui soit arrivé  malheur… et à toi….. C’est un murmure étranglé qui sort de ma gorge.

Désormais ma fille est en sécurité avec la famille de Manuq. Même si j’apprends qu’ils ont perdu un de leurs pêcheurs. Je secoue la tête, regard triste et encore un peu hagard.

- Je suis désolée pour lui, et pour sa famille….

Et il y aura sans doute d’autres pertes.  Mais c’est déjà une bénédiction qu’Elora n’ait rien eu et Manuk aussi va très bien. Je perçois son regard sous la faible lueur de la lune, caresse sa joue.

Puis je me tourne vers Lingi dont je distingue la présence, posant une main sur son bras avec un signe de tête pour le remercier.
Quant à la question de Manuq, il me faut quelques secondes pour y apporter une réponse. Même si mon cœur lui, sait déjà. A cet instant je me fiche bien de ma blessure, je ne pense plus qu’à ceux restés au village.

- Il faut qu’on rejoigne le village.

Et j’ai peur de ce qu’on va y trouver. Soutenue par Manuq, je boitille à cause de ma cheville blessée, sans doute une entorse, je n’sais pas, je n’y vois rien dans cette obscurité. Mais heureusement l’instinct sûr de mon Inuq me guide, pas à pas, ce qui me parait prendre une éternité. J’aimerai aller plus vite, mais le sentier s’est perdu et le tracé que nous devons prendre est devenu encore plus dangereux à cause de ses pentes glissantes, boueuses et hérissées d'arbres renversés aux branches déchiquetées.

Le village a été épargné car le mur est au sud du lac près duquel il est installé. Mais au delà de ce soulagement, c'est une catastrophe qui aura des répercussions sur notre installation. Nous sommes principalement un peuple de pêche et de chasse. Est-ce que la nourriture sera encore suffisante sans le lac ? Nous allons devoir nous adapter une nouvelle fois.

Syragane préfère aller porter secours au village Wild et j'acquiesce. Sa famille est là-bas et tandis que la mienne est saine et sauve, j'espère que les siens n'auront pas trop souffert de la déferlante. Nous reprenons notre progression lentement. Je vais en tête, les sens à l'affut. On passe d'abord par les extérieurs. L'avantage c'est que les prédateurs ont assez à faire, soit pour se sauver, soit pour se nourrir des animaux piégés. En progressant, je finis par être obligé de me couper de mon don. Trop  d'animaux, souffrent, piégés, blessé sans que je n'y puisse rien. C'est insupportable.

On arrive près de l'endroit où il faudrait bifurquer pour repiquer vers le QG des Wilds. Ce n'est pas profond, mais on aura de l'eau jusqu'à la taille je  pense et sans voir, ça risque d'être difficile. Je n'ai pas envie de m'empaler sur une branche cachée dans l'eau en progressant. "Si on veut aller encore, il faut construire un radeau." La corde de Lingi y suffira pour ce que j'ai en tête. On cherche des grosses branches à élaguer avec nos couteaux. Sans l'esprit de l'ours, l'eau froide me glace jusqu'aux os - ah que je regrette mes fourrures de phoques ! - et je suis inquiet pour Syragane. Ficelés ensemble, ils suffiront pour qu'on puisse s'y installer et se déplacer en se poussant avec une bâton.

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J'arrive un peu avant l'aube, dans ce moment où tout est du même gris avant l'éclatement des couleurs, ce qui donne au paysage une plus grande désolation encore. Le lac s'est réduit de moitié et je patauge dans une boue collante avant de me rendre compte que j'ai légèrement dévié de ma route. L'air est saturé d'odeur de limon et de poissons, de celle de la vase acre qui se craquèlera en séchant. Les miens sont déjà occupés à ramasser les poissons qui n'ont pu s'enfuir et agonisent. Les oiseaux de mer font de même, festin improvisé qui annonce les disettes futures. Tout ce qui peut est remis à l'eau, le reste est ramené pour être salé et conservé pour le prochain hiver.

Sedna me sert une boisson d'herbes chaude et un peu de ragout de poisson qui me redonne chaleur et force. Mon bol à la main, je rejoins Amarok pour lui expliquer la situation du village Wild. Tandis que je me repose un peu, quelques uns des inuks (ceux qui connaissent le mieux la route) organisent le trajet pour retourner là-bas. Le traineau avec les chiens est préparé. Un étrange système lui permet aujourd'hui de glisser sur le sol sans neige et il sera utile pour ramener les enfants. Il attendra au plus près de la zone inondée impraticable sans les kayaks et les umiaks. Des pagayeurs et deux soigneurs nous accompagneront. Le temps que tout soit près, j'en profite pour voir nos enfants. Elora et petit ours vont bien et ici ils sont en sécurité.

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