Projet Epsilon

Calme ? C'était un mot que j'ignorais.

Surtout quand... Rien que l'idée me fit rugir intérieurement.

Je me concentrais.

Rassemblant l'eau de son corps, je la fis remonter dans la gorge du guerrier qui avait osé s'en prendre à moi.

L'homme peint n'avait pas fini de parler que tout à coup Rork porta ses mains à sa gorge.

D'évidence, il avait du mal à respirer. Il ouvrit plusieurs fois la bouche, cherchant de l'air qui lui manquait.

Si c'était possible, on avait l'impression que, même à l'air libre, il était en train de se noyer.

La cheville de nouveau douloureuse, j’oublie pourtant la fatigue et la douleur quand je voix la frimousse de ma petite fille. Dès que je l’aperçois, je me mets  à genou face à elle pour l’accueillir dans mes bras.

- Ma chérie !! Tu m’as tellement manqué, dis-je le nez dans ses longs cheveux blonds.

Je suis aussi tellement soulagée de la tenir à  nouveau dans mes bras, après l’incident dans les gorges et la catastrophe du barrage.

Elle babille déjà, essaie de me raconter un tas de truc, oublie la moitié en chemin, se laisse volontiers soulever de terre, pour faire un adorable signe à Manuk en lui tendant les bras pour le câliner à son tour.

Et là je vois Rork s’écrouler. J’abandonne ma fillette à contre-cœur pour courir vers lui.

- Rork !! Qu’est-ce qui se passe ?

Je vois bien l’eau qui sort de sa bouche, qui l’étouffe. Mon regard fait un tour circulaire, pour revenir sur les Atlantes.

- Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que vous lui faites ????  ARRETEZ çA !!!

Les autres guerriers réagissent vivement, pointant toutes leurs armes sur le groupe qui nous accompagne, leurs visages sont aussi inquiets que le mien et que celui de tous les indigènes du campement venus nous accueillir.

Moah comprit tout de suite. Ne tenant pas compte des armes pointées vers lui, il se précipite vers Méra, pourtant ficelée et bâillonnée au sol.

Il la secoue.

- Méra, arrêtes ! ARRÊTES !

Puis il se penche et lui murmure quelque chose à l'oreille.

Aussitôt, Rork retrouve enfin sa respiration.

Moah se relève. Et ferme un instant les yeux.

- Vous devez comprendre que Méra possède plus de mutations que nous n'en avons jamais vu. Cela la rend incroyablement menaçante, mais aussi terriblement instable. Nous n'avons pas, chez les Atalantes, de personnes qualifiées pour gérer cela, et j'aurais tendance à penser que Méra, de toute façon, le refuserait. Elle est comme elle est. Je suis désolé et je vous présente mes excuses et celles de mon peuple.

Puis son regard se fait plus ferme, plus déterminé.

- La Reine des Abeilles n'est qu'un outil. Plus nous nous disputons, plus elle a de temps pour arracher à votre Reine ce qu'elle cherche.

Il hésite quelques secondes. Puis... Il se rapproche pour n'être entendu que de l'homme peint et de la femme blonde qui semble avoir une légitimité reconnue chez les siens. Il murmure.

-Si j'ai bien compris, le contrôle d'un énorme serpent. Elle... Elle l'a en parti contrôlé, avec l'aide de certains des vôtres. C'est pour cela que je ne peux pas parler, ni tout dire. Vous avez des traîtres parmi vous. Sachez que la rupture du barrage en est le résultat. Maintenant, elle cherche à le contrôler sans vos traîtres. Pour être maîtresse de tout. Nous devons cesser de nous battre entre nous et aller de l'avant. Et l'avant, je vous l'ai déjà dit, c'est à Vachon. C'est là que résident les réponses à nos problèmes.

Les guerriers entourent la femme ligotée et l'homme qui la calme. Rork récupère sa respiration, mais peine à reprendre son souffle, plié en deux sous la douleur de l'eau qui commençait à pénétrer ses poumons. J'ai fait un pas de recul, un enfant dans chaque bras, la fureur d'une ours mère rentrée en moi. L'homme poisson vient vers nous et sa nouvelle révélation me donne un coup dans l'estomac, c'est le moins qu'on puisse dire. Je coule un regard vers Syragane. Je repense à ce qu'elle m'a dit, aux paroles du Serpent, ou est-ce que ce sont celles de l'Abeille ?

Je me doutais que la rupture du barrage n'avait rien de naturel mais de là à imaginer des traitres en notre sein. Les Asianuurlunga ont toujours été très soudés, question de survie dans les glaces et le froid. Mais ici ? Le climat peut-il changer les cœurs ou parle-t-il seulement du Peuple Peint ? Ah je ne suis pas assez naïf pour me bercer de cette illusion. Toujours est-il que l'homme poisson parle à merveille la langue de la discorde et de la division et qu'il faut l'éloigner d'ici quoiqu'il en coute.

Ce n’est pas difficile de faire le lien entre ce qui arrive et ce qui s’est passé un instant plus tôt avec la rouquine. Mais c’est alors le dénommé Moah qui intervient pour qu’elle cesse de s’en prendre à Rork. Bon sang, elle aurait pu le tuer !! Tous les Wilds sont désormais sur des charbons ardents, parés à déclencher le combat.  

L’atmosphère est des plus tendues et je le suis moi-même après ce qui vient de se passer. Alors quand l’homme nous fait étalage des pouvoirs de la dénommée Méra, je le regarde d’un air furieux.

- Vous pouvez garder vos excuses si votre compagne est incapable de se contrôler !

Je foudroie la principale concernée. Un danger public, oui, et je lance ensuite un coup d’œil inquiet à Manuq et aux deux enfants. Il vaudrait mieux que nous ne restions pas trop longtemps au campement. Je refuse de mettre les siens et les miens en danger à cause d’une folle furieuse.

Mais le roi des atalantes n’a pas fini ses beaux discours plein de sous-entendus qui confirment la première opinion que j’ai eue de lui. Cette fois c’est moi qui le pousse à l’écart.

- Comment OSEZ-vous venir ici et prononcer de telles accusations contre MON peuple??? Sifflais-je tout bas. C'est à se demander quel est votre véritable objectif.

Je secoue la tête.

- C’est tout à fait son genre à elle d’agir ainsi !!! Et PERsonne, vous entendez ??? Oh  non personne ne contrôle l’esprit du Grand Anaconda.

Un rire se fait entendre dans ma tête, un rire sifflant. C’est plutôt lui qui contrôle le vôtre aurais-je envie de dire. Mais je n’en fais rien. Je finis par lui rire au nez, un rire sarcastique qui fait involontairement écho à l’autre rire.

- Ah oui ? cesser de nous battre entre nous ? Contrôlez votre furie, et nous pourrons en reparler. Parce que si elle fait encore du mal à un seul d’entre nous, je ne peux plus garantir votre sécurité ici. Quant à aller à Vashon avec vous ? Je trouve que pour quelqu’un qui dit ne pas pouvoir tout nous dire, vous en dites beaucoup trop et pas assez.

Je le fixe un instant, avec la nette impression qu’il se joue complètement de nous tous. Je m’éloigne alors de lui et parle tout bas avec Manuq.

- Je ne lui fais AUCune confiance. Et si c’était un piège ? S’il nous racontait tout ça juste pour nous attirer à Vashon ?

Il avait entendu parler des Wilds. En fait, le nom le plus approprié pour eux était les Wides. Leur esprit et leur intelligence étaient vides. Ils ne comprenaient ni l'urgence de la situation ni que leurs destins étaient liés. Ils déniaient même imaginer que tout ce qui était arrivé avait été rendu possible par des traîtres en leur sein qui espéraient le règne de la Reine des Abeilles pour dominer la cité et éradiquer tout ce qui n'était pas mutant.

Comment pouvait-t-on être aussi butté !

Puis il dut se rendre à l'évidence. Il n'avait pas su faire preuve de conviction et la présence de Méra n'aidait pas. Mais elle aiderait encore moins sur le bateau. Il n'y pouvait rien : tout comme ce qui leur était arrivé, tout comme l'ignoble chantage ayant conduit à leur soumission et à ce qu'il faisait maintenant, il devait faire avec. Tôt ou tard, une opportunité apparaîtrait.

En attendant... et bien... Il attend leurs décisions.

"Je comprends tu agacée mais pourquoi il veu...veudrait attirer deux personnes à Vashon ? Pas de sens. Je crois Audrey tient la Reine, ça il ment pas. Le reste quoi il veut pas dire, je sais pas mais réponse se trouve sur l'île. Réponse pour eux, et réponse pour nous. Je aller, je pas important pour tribu, si je reviens pas..." Je hausse les épaules avec un sourire contrit. Ce sera un drame pour notre famille, mais cela restera dans la sphère intime et personnelle. Cela ne met pas en danger toute la tribu. On a toujours su que la mission de mon peuple ici consisterait à lutter contre la Reine des Abeilles. Dans tout combat il y a des risques. "Toi tu es sure tu veux venir ? Avec les paroles du serpent dans ton Tuurngait, toi importante, surtout comme Reine est pas là. Le peuple peint t'écoute. Alors peut-être il ment et il veut le serpent et tu es la clé. Peut être il dit vérité et alors le serpent et la personne dans le serpent manipulent ton esprit. Les deux choses sont dangereuses. Mais comment savoir ? "

Je tends la main pour caresser le bras de Cheveux de Lune dans un geste tendre de réconfort "Je sais c'est difficile de penser quelqu'un trahit mais oublie pas Reine des Abeilles est forte pour faire faire des choses haïes. Peut-être ici des esprits sont dominés. On doit le garder dans la tête sans accuser, mais on peut pas faire les phoques sous la glace. Je vais préparer mes affaires et dire au Peuple de l'Eau que je vais avec eux. Et toi ? "

- Ce n’est pas de l’agacement mais de la méfiance,

Une méfiance inculquée par ma famille Wild. Une méfiance qui dans ce monde est devenue synonyme de survie. De fait, on ne peut pas faire confiance au premier venu. Surtout quand ce dernier sème le doute et la discorde dans nos esprits, qu’il prêche le secret pour nous révéler seulement ce qu’il veut bien nous dire car il est évident qu’il en sait beaucoup plus. Et c’est bien là le problème. Comment discerner le vrai du faux dans tout ça ?

Je sais que le seul qui aurait pu, le sorcier, a brusquement disparu. Ce qui me fait penser un très bref instant aux paroles de ce roi atalante… un traître parmi nous. Mais je ne dois pas en tenir compte pour le moment. Mon regard se plonge dans celui de Manuq, éclat de colère surpassant la tristesse.

- Tu n’as pas le droit de dire ça. Tu n’es peut-être pas important pour eux, mais ton fils ? Et moi ? … tu es important pour moi !

Il n’y a pas de douceur dans ces paroles, juste ce même relent de colère et de déception, mais le tout est très vite remplacé par la résignation, celle apprise au fil des départs.

- Il n’y a qu’une façon de savoir s’il dit vrai ou pas, c’est d’aller là-bas, dis-je d’un ton ferme. Je t’accompagne. Après tout de vous tous, je suis celle qui connait le mieux Vashon. Quand à l'esprit du Grand Anaconda, ....Celui qui croit pouvoir le contrôler est un imbécile. Je le dévisage un instant, puis annonce que moi aussi je dois aller me préparer.

Il me faut mes sabres, mes armes et parler à Ruby avant tout le reste, Ruby et Mike, et ma petite Elora. Je vais encore devoir la laisser et ça me déchire le cœur. En revanche, contrairement à Manuk, je ne compte pas laisser cette reine gagner à nouveau. Nous reviendrons tous les deux ici. Une fois que nous aurons abattu une fois pour toute celle qui est responsable de tant de pertes.

Et tandis que Manuq parle à son chef, je commence par confier Elora à Ruby et les autres, et des consignes sont discrètement transmise à mon amie sur ce qu’elle devra faire pendant mon absence. Rork est le général des troupes, il veut bien sûr m’accompagner mais je refuse.

- Tu seras plus utile ici, pour protéger tous les autres, les plus faibles, en attendant que nous retrouvions la reine. Et que nous la ramenions. Le professeur vous aidera, comme il l'a toujours fait. Il est blessé, ne peut plus se déplacer mais il a toujours toute sa tête.

Ce n’est pas la seule raison pour laquelle je préfère qu’il reste ici et même s’il a beaucoup de mal à l’accepter, je crois que quelque part, il comprend, ou peut-être que sa peur de ce qui se passe au-delà de nos frontières est la plus forte.

Ca ne change de toute façon rien à ma décision. Une fois parée, je reviens auprès de Manuq et des Atalantes qui nous attendent.
Quant à l’esprit du grand Anaconda, j’ignore où la créature demeure, mais ….j’ai le sentiment qu’il ne sera jamais très loin.

Je souris parce que je savais qu'elle allait s'emporter, toujours si farouche et émotive "tu sais quoi je veux dire." Il y a l'intime et la tribu, et les choses sont ainsi, la survie de tous surpasse celle d'un seul. Les Asianuurlunga ne voient pas les choses autrement. "Et je suis content tu viens avec"

Je rejoins l'homme, l'Atalante et je lui fait signe. "toi viens, avec femme aux cheveux rouges si tu veux. Nous parler avec Amarok Isha, boire le thé et fumer. Et après, je vais avec vous sur Vashon. Tatqi vient aussi. Et peut-être autres Inuks." Loup protecteur est celui qui nous amener ici pour trouver la femme qui fait de la musique, la seule capable de défaire Audrey et de nous rendre notre territoire. Il saura ce qui est bien.

Moah hoche d'un signe de tête.
Il lance un regard vers Méra. Elle n'est plus ni ligotée, ni la tête encapuchonnée. Cela ne la rend pas de meilleure humeur, mais au moins celle-ci ne s'aggrave pas.

Il emboîte donc le pas de l'homme au peinture, celui qui se fait appeler Manouk, et ne semble de Seattle que récemment.

Le programme annoncé m'enchante.

En empruntant le pas derrière Moah, je lui dis, assez fort pour que tous l'entendent.

- C'est sûr, on a que ça à foutre de boire du thé et tailler la bavette !

j'emboîte le pas à Manuq le laissant nous guider jusqu'à son chef. Et que ça plaise ou pas à la rouquine, c'est le même prix. Cette femme a peut-être plusieurs mutations, mais elle use très peu de sa capacité de réflexion si toutefois elle en possède. Je me contente d'un regard glacial dans sa direction, puis m'installe auprès de Manuq, comprenant désormais quelques mots de sa langue, sans toutefois décrypter l'entièreté de ce qui s'échange entre lui et Amarok.

J'ignore ce que cette tribu espère de cette virée à Vashon, pour ma part, je n'en ressens qu'une immense méfiance. Tout ça ne me dit rien qui vaille, tout autant que les discours en demi-teinte de leur roi. Et pourtant j'irai, parce que je ne vais pas laisser Manuq suivre ces étrangers seul.

Et peut-être aussi pour tirer tout ça au clair, cette histoire avec la reine des abeilles. Si c'est une fois de plus elle, la responsable de ce qui est arrivé au barrage, on ne peut pas laisser ça, impuni, non pas cette fois. Je pense à Ziva et Leila, je pense à Mike qui a perdu sa femme et à tous les autres aussi. S'il y a moyen d'obtenir réparation, je n'aurai aucune hésitation.

Tandis qu'ils descendent vers la rive, pour reprendre les kayak afin de gagner Vashon, Amarok Isha se lève soudain. Il se déplace avec eux, mais ne dit rien. Au grand désespoir de tout le monde, il ne dit rien.

Ce n'est qu'une fois que tous ont embarqué sur des Kayacs, qu'il se met tout à coup à s'agiter.

Aya, aya, aayayaya

Et il se met à danser, les yeux soudainement révulsés.

Unga, Unga... Peu reviendront. Kliatko et Unaaq peu utiles. Sabgumiark Ungasij seront là avec Sana-nipi. Vous devoir profiter Taaq, et silence Unnuaq. Vous chercher aide des Miu Miu Tutugaalik. Miu Miu Tutugaalik. Sur terre, vous mort. Mais il y a Innugait. Vous connaissez Innugait. Vous  utiliser car vous devoir trouver Aglu. Sinon Unnuatuibnaq ! Iiii ! Iiii ! Utiliser beaucoup Qulliq. Iiii ! Iiii ! beaucoup ! Et après, vous veillez Tuurngait.Iiii ! Iiii ! Tuurngait avoir Celle-qui-fait-de-la-musique.

Et soudain, une sorte de transe s'empare de lui, et en une poignée de seconde, il tombe au sol en s'agitant dans tous les sens comme un dément, la bave aux lèvres. Les derniers mots qui sortent de ses lèvres sont Asianouourlounga ! Asianouourlounga Tuurngait Amarok Unnuatuinnaq.

Et il expire son dernier souffle.