Projet Epsilon

Alors, on fait quoi ?

C'est la troisième fois qu'il demandait. Les membres du syndicat le regardèrent, puis reprirent leur conversation. Ca parlait de tout : des usines arrétées, des ouvriers qui glandaient, de l'incapacité à honorer les prochaines commandes d'Epsicola ou de barres énergétiques. Ca parlait même de la répercussion pour les deux bateaux au port et pour les dockers qui, demain, n'auraient plus rien à charger. Depuis la destruction du mur et l'Exode, WE n'avait plus aucun stock : la production d'une journée allait droit au port et était chargée. Là, par chance, les bateaux avaient eu du retard, et donc la ville avait 4 jours de stocks.

Mais depuis hier, tout était à l'arrêt.
Et le Syndicat ne parlait que des conséquences. Absolument pas des causes, et encore moins des actions correctrices. Cela l'agaçait prodigieusement. Sentant qu'une quatrième question les agacerait aussi, il change d'angle d'approche.

Eh ! Vous savez ce qu'en aurait dit un ancien président US. Ronald Reagan ?

La table se tait.

- vas-y BN, fais-toi plaisir..., balança Rémi, qui savait qu'ils ne s'en sortiraient pas en l'ignorant.

“Un pays sans usines est un pays en ruines.” Et vous êtes là à dire exactement la même chose. Depuis 2 heures. Alors, OK, on a compris : on est dans la merde. Donc, je repose ma question : on fait quoi ? On sait tous que c'est un coup des Mutants ! On sait tous qu'ils vont présenter des exigences ! Plus on attend, plus ils nous tiendront par les couilles. Donc on fait quoi ? On attend ? Ou on y va, et on leur montre qu'on prend ça très au sérieux !

- et c'est reparti... Dès qu'un truc merde, avec toi BN, c'est la faute des mutants !

Je sais pas moi. Ils nous ont pris sous notre nez le contrôle de la Centrale d'énergie et des Eoliennes. Et devines quoi, Rémi ? Et bien on a une gigantesque absence de fourniture d'électricité ! Pas une panne de notre côté, non non. Une ABSENCE de fourniture. On nous a coupés quoi. Alors, d'après toi, le coup vient d'où ? Non mais je sais les gars, vous pensez encore que les Mutants, c'est le retour à la nature et tout. Génial. Pâquerettes dans le derche et Beuh au bout des lèvres. Mais je vais vous dire ce qu'en aurait pensé Huxley. Vous savez, le gars qui avait décrit le meilleur des mondes ! “Les primevères et les paysages ont un défaut grave : ils sont gratuits. L'amour de la nature ne fournit de travail à nulle usine.” Alors moi, je repose la question : on fait quoi ?

La moitié de la salle ne comprit pas la référence. Qui savait encore ce qu'était une primevère à part Bruno ? La voix rauque percluse de tabac et de goudron de Valentine s'éleva. Valentine, la meilleure cadenceuse de l'Usine 2. Volontaire, courageuse, indéboulonnable.  Elle ne prenait pas souvent la parole. Fallait vraiment que ça la gonfle et l'arrêt des usines, ça la gonflait grave. "C'est ça, joue les malins, Bruno, ça tu sais faire. C'qu'on veut tous c'est éviter une nouvelle guerre, hein ET que les usines bossent. Alors au lieu d'nous assommer d'citation à la con d'un mec si vieux qu'il bouffe même plus les pissenlits, vu qu'y en a plus, ce serait mieux qu'on s'bouge les miches. Y a la radio pour les contacter et sinon on prend un canot et on va voir. 'tain, c'est quand même pas compliqué ! " Le rictus dédaigneux aux lèvres, elle toisa la bande de frileux qui craignaient d'être foudroyés par la colère mutante s'ils approchaient des plateformes. Il se murmurait qu'elle avait un frère mutant, quelque part, mort ou sur Avallon ? A moins que ce ne soit une fake news, elle n'en parlait jamais. "J'suis volontaire. Et Bruno aussi."

Valentine, on se connaît depuis combien de temps ? Hum ? On a tout traversé, ensemble, au Syndicat. Alfa, l'espoir Fitzgerald, la chute et l'enfer de SF. Tu crois quoi, que je ne suis pas volontaire ? Mais on ne peut pas y aller comme ça, pleine face. Pour l'instant, tout indique que les Mutants ont organisé notre Black Out. Tu crois qu'ils vont nous accueillir à bras ouverts ? Je fais pas des trucs avec l'eau, le feu, ou l'air, ou pire avec l'esprit des autres moi. Et je ne veux pas amener d'armes pour tirer sur des personnes qui, quoi que je pense de leur nature, restent des citoyens de la WE renaissante.

Il se frotte les mains deux fois très vite, en un aller retour.
Donc hop, on oublie l'idée. Pas une bonne idée. Mais moi, des idées j'en ai. Alors, c'est simple, vous me donnez juste le feu vert pour aller comprendre ce qui se passe là-bas. Pas avec la méthode Valentine, bourrine et droit devant, mais avec la mienne. Bourrine s'il le faut, mais par derrière. Et pas la peine de me placer une allusion là.

Il croise les bras. Défiant du regard le Syndicat.

Moi je sais ce que je vais faire. Vous, vous faites quoi ? Vous me le votez ce feu vert ?

Valentine bougonna, se renfrognant quand elle comprit qu'ils retournaient au point de départ, c'est à dire aucune solution explicite qui ferait redémarrer l'usine. "Tout c'que j'vois c'est que y en a pas un ici qui a des couilles. Et c'était pas un test, Bruno." Non, Valentine était connue pour être très premier degré. Si elle disait que Bruno venait c'est parce qu'elle savait/pensait qu'il viendrait si un groupe "diplomatique" se rendait chez les mutants.  Elle n'était pas finaude, trop franche pour la politique, trop bourrine pour la diplomatie, droite dans son bleu de travail et pour tout ça très appréciée des ouvriers qui étaient sous sa chaine de production. Valentine, c'était pas le genre à vous faire un enfant dans le dos.

Rémy intervint "et si c'était seulement un problème technique? Ils accepteraient sans doute notre aide." La voix timide du jeune Rueger - représentant des docks en l'absence de son ainé - fit à peine vibrer l'air   "alors ils auraient envoyé quelqu'un pour nous prévenir. Ca fait des heures et personne..". Valentine tempêta "donnez lui votre foutu vote." Elle leva la main d'un air excédé.

Ils se tournèrent tous vers Bruno et d'une seule voix "Bon alors qu'est-ce que tu comptes faire ?"

Je vais faire exactement ce que ferait un homme à ma place : rien.

Devant l'ahurissement que crée sa remarque, il attend que les imprécations et autres cris fusent. Seule Valentine ne dit rien. C'est qu'elle le connaît, Valentine. Quand un semblant de calme reprend, il peut lever une main avec un ttt, ttt, ttt appuyé en signe de maîtrise de son sujet.

Je vais vous dire pourquoi vous avez voté pour que j'intervienne : parce que vous savez que la situation n'est pas normale, et que face aux Mutants, vous avez besoin de renouer avec votre expert en coups de pute : moi ! Et la meilleur façon que mon idée fonctionne, c'est que vous en sachiez le moins. Et si je ne vais rien faire, c'est que moi, Bruno, je ne vais rien faire. Ce qui ne signifie pas que WE ne va rien faire. C'est que face aux Mutants, il vaut mieux ne pas mouiller le Syndicat. « Je n'ai pas l'intention de m’embourber », a dit un grand homme de guerre français, sauf que son armée a fini par bouffer ses propres chevaux. Ce que je peux vous dire, c'est que non seulement je ne vais pas m'embourber, mais qu'en plus ma stratégie est 100 % vegan. Donc respirez. Réunion dans 48 heures. J'aurais des nouvelles. »

Et sur ce, il quitte avec un grand sourire la salle de la réunion.